II
Sir George dut déployer une volonté de fer pour se maîtriser quand le cadavre massacré de Denmore heurta le pont. Il sentait monter derrière lui une fureur égale à la sienne, mais la féroce colère de ses hommes était échaudée par la terreur que leur inspirait la démonstration de puissance du bouffon/diablotin. Il pouvait comprendre leur peur car il la ressentait aussi… et pas seulement pour lui. Mais, de crainte de perdre ses moyens au moment même où il en aurait le plus besoin, il ne pouvait pas se permettre de s’appesantir sur le danger devant Matilda et Edward. De sorte qu’il se borna à rester planté là et à fixer le bouffon/diablotin.
« À présent, procédons à votre traitement, déclara celui-ci de sa voix flûtée toujours aussi dénuée d’émotion, comme si le meurtre de Denmore n’avait guère plus d’importance à ses yeux que l’écrasement d’un moucheron. Je vous conseille vivement à tous de garder en mémoire qu’aucun d’entre vous n’est irremplaçable. »
Il observa encore un bref silence, en balayant de ses trois yeux le groupe d’humains immobiles puis leur tourna le dos. La porte par laquelle il était entré s’ouvrit avec la même surprenante promptitude que la première fois, et il la franchit sans ajouter un mot.
Sir George le regarda disparaître en se demandant ce qui allait se passer maintenant, et en s’efforçant de son mieux de n’avoir pas l’air abattu et intimidé. Il doutait beaucoup que sa pause pût abuser ses camarades au point de leur laisser croire qu’il était sûr de lui et relevait la tête, mais les mêmes règles qui exigeaient de lui qu’il simulât cette assurance obligeaient ses officiers et ses hommes à feindre de le croire. Cette pensée lui arracha un petit sourire bien inattendu, empreint d’un authentique amusement, mais ce sourire s’effaça quand une voix se fit entendre, surgissant de nulle part.
« Suivez la piste lumineuse », disait-elle. C’était la même voix qui les avait accueillis et elle différait sensiblement de celle du bouffon/diablotin. D’une certaine façon, elle était plus proche de la voix humaine, car ses graves tonalités de basse ne recelaient aucune des intonations aiguës et flûtées de la créature, et, bien qu’elle fût tout aussi dénuée d’émotion, elle sonnait également moins… mortelle. « Les mâles suivent la lumière rouge. Les femelles la lumière verte. »
Sir George raidit l’échine et sa main se porta de nouveau à la poignée de l’épée qui battait son flanc. Il inspira longuement et ouvrit la bouche pour parler, mais, avant qu’il eût prononcé le premier mot, une autre main se posa sur son coude.
Il tourna la tête et aperçut Matilda près de lui. Dans ses yeux d’un bleu presque violet se lisait la même crainte d’une séparation que dans les siens, il en était conscient, et il éprouva brusquement une poussée de honte en distinguant, sous-jacent à sa peur, le chagrin que lui causait la mort de son père. Elle avait perdu bien plus que lui, pourtant son port de tête restait aussi fier et, en dépit de sa frayeur et de sa tristesse, son regard soutenait fermement le sien. Elle ne dit rien, il n’y avait d’ailleurs rien à dire, et il prit une nouvelle inspiration, plus longue et profonde, en se contraignant à hocher la tête.
Elle avait raison. La puanteur de chair brûlée, de viscères crevés et de sang qui montait de ce qui avait été Sir John Denmore ne lui rappelait que trop clairement le prix que pouvait coûter toute résistance. Il n’en restait pas moins difficile, très difficile de se soumettre.
« Les mâles suivent les lumières rouges. Les femelles suivent les lumières vertes », répéta la voix désincarnée. Elle s’interrompit un instant puis reprit : « Les mâles suivent la lumière rouge. Les femelles suivent la lumière verte. Toute infraction à ces instructions sera sévèrement châtiée. »
La dernière phrase était tout aussi dénuée d’émotion que les précédentes, pourtant la menace tira Sir George de son inertie provisoire et il se secoua, tapota la main déliée posée au creux de son coude et se retourna pour faire face aux hommes et femmes derrière lui.
« Apparemment, nous n’avons pas d’autre choix que d’obéir, déclara-t-il prosaïquement. Ça ne me plaît pas davantage qu’à vous, mais nous avons tous vu combien ces… créatures étaient disposées à tuer. Nous sommes contraints, pour l’instant au moins, de nous plier à ce qu’on exige de nous. »
Une sorte de soupir collectif parut se répandre comme une onde parmi les humains épuisés et encore imbibés d’eau salée, et il sentit s’effilocher leur désir de rébellion. Il attendit encore quelques instants d’en avoir la certitude, puis il étreignit une dernière fois la main de Matilda, l’ôta de son bras, la porta à ses lèvres, l’embrassa et la relâcha. Il la regarda se retourner, la tête haute, et se diriger vers la lumière verte. Lady Margaret Stanhope, épouse de Sir Bryan Stanhope, sortit de la foule pour lui emboîter le pas, et les autres femmes se résignèrent à l’imiter. Sir George la suivit de ses yeux brûlants, déchiré entre la fierté qu’elle lui inspirait, la crainte qu’il éprouvait pour elle et la honte que lui infligeait son incapacité à la protéger, puis il se tourna vers son fils, debout au milieu des autres garçons et hommes faits.
« Edward », dit-il calmement en lui tendant la main ; et son cœur se gonfla de fierté quand le garçon s’avança à sa rencontre. Le visage d’Edward était pâle et tiré, et son regard évitait soigneusement de se poser sur le corps mutilé qui saignait sur le pont, mais il relevait la tête aussi courageusement que dame sa mère, et, si sa main tremblait quand il la donna à son père, elle agrippa fermement la sienne.
Sir George la serra en retour, en s’efforçant de lui transmettre au moins un peu de l’orgueil qu’il lui inspirait, puis il se tourna résolument vers la lumière rouge qui dodelinait doucement, en suspension dans l’air, et entreprit d’avancer dans sa direction.
Les autres hommes finirent par le suivre, d’abord un par un ou deux par deux puis en grappes, et deux des mufles verruqueux fermèrent la file de leur étrange démarche sautillante, parfaitement assortie à leur aspect de batracien.
La lumière rouge leur fit arpenter le sol de bronze du gigantesque compartiment pendant ce qui leur parut des lieues. Ce n’était pas le cas, bien entendu, mais ça ne changeait strictement rien à l’effet produit. Sans doute parce qu’aucun d’eux n’aurait jamais imaginé une salle de la dimension de celle qu’ils traversaient. Comparée à elle, la plus grande cathédrale du monde était réduite à néant. En vérité, Sir George soupçonnait toutes les constructions qu’il avait vues – et la plupart des villages, par le fait – de tenir à l’intérieur de cette vaste salle au plancher métallique. Les navires abandonnés n’étaient plus derrière eux, quand ils atteignirent enfin un mur haut comme une falaise fait de ce même alliage couleur de bronze, que des jouets jetés au rebut.
La lumière rouge ne faisait jamais halte et une autre de ces portes impromptues leur apparut au moment où elle le traversa. Sir George la suivit, non sans éprouver un émoi renouvelé. Après la vastitude de la caverne qu’ils laissaient derrière eux, le couloir qui s’ouvrait au-delà semblait petit et étriqué, bien qu’il fît au moins dix pieds de large et fût aussi haut de plafond. Le baron baissa les yeux pour adresser à Edward un sourire d’encouragement, mais il ne prit même pas la peine de jeter un coup d’œil aux autres hommes par-dessus son épaule.
Il entendait les échos de leurs pas sur le plancher métallique se faire plus sonores à mesure qu’ils le suivaient à l’intérieur du corridor. Et il percevait aussi les commentaires murmurés témoignant de leur malaise, mais ils prenaient soin de les faire assez bas pour qu’il pût feindre de ne pas les entendre.
Leur passage dans ce nouveau couloir fut nettement plus bref que leur longue trotte à travers le compartiment originel et une autre porte s’ouvrit, permettant aux rangs de tête de leur colonne étrécie de pénétrer dans une nouvelle salle. Celle-là était beaucoup plus petite et d’autres portes s’y ouvraient. On comptait dix de ces ouvertures cintrées, et des lumières rouges clignotaient au-dessus de neuf d’entre elles, tandis qu’une autre brillait sans interruption au-dessus de la dixième.
« Franchissez la porte indiquée par la lumière fixe », leur ordonna la voix désincarnée, et Sir George et Edward se dirigèrent vers la dixième porte. Des hommes les suivirent, mais certains se détachèrent du groupe pour en gagner d’autres et Sir George s’arrêta.
La plupart de ses compagnons l’imitèrent, tout comme la majorité de ceux qui n’étaient pas encore sortis du couloir pour entrer dans l’antichambre.
« La “lumière fixe”, a-t-elle dit, fit observer Sir George.
— Je sais, monseigneur », répondit quelqu’un. C’était Walter Skinnet, le sergent des hommes d’armes montés de Sir George, et il leva la main pour désigner une ouverture, trois portes plus loin sur la gauche de celle qui, pour le baron, était surmontée d’une lumière fixe. « Celle-là », précisa-t-il.
Sir George le dévisagea puis reporta le regard sur celle vers laquelle Edward et lui se dirigeaient. La lumière brillait d’une lueur rouge fixe tandis que celle qui surplombait la porte de Skinnet clignotait irrégulièrement.
« Je vois la lumière fixe ici, lui dit Sir George en pointant sa propre porte.
— Moi aussi, monseigneur, lâcha un archer.
— Moi aussi, avança quelqu’un d’autre.
— Et moi je la vois là, affirma un marin d’un des navires en montrant une troisième porte.
— Non, rectifia un autre d’une voix teintée de frayeur. Elle est là-bas ! » Il désignait une porte complètement différente, et Sir George inspira profondément, les narines frémissantes.
« Très bien, les enfants ! » Il s’efforça de parler d’une voix ferme et tranchante. « Après tout ce que nous avons déjà vu, ce n’est pas un détail aussi trivial qui va nous abattre ! »
La panique qui menaçait se dissipa et il éclata d’un rire bref et sonore.
« J’ignore comment ils font ça, poursuivit-il, mais ils ont visiblement un truc qui oblige chacun de nous à voir sa lumière fixe là où ils le désirent. Sans doute pour nous diviser en plus petits groupes et, si peu nous en chaut, nous ne nous y attendions pas non plus, n’est-ce pas ? »
Un ou deux hommes secouèrent la tête ; il haussa les épaules.
« Très bien. Vous autres, dans le couloir, faites passer le mot derrière vous pour que les gars qui vous suivent sachent à quoi s’attendre. Les autres… (il haussa de nouveau les épaules) suivez la lumière qui vous paraît fixe. »
Il patienta pour vérifier qu’on obéissait à ses instructions, puis sourit encore à Edward et franchit leur porte.
La chambre sur laquelle elle donnait était certes plus grande que l’antichambre mais restait effroyablement plus petite que la caverne où ils avaient rencontré le bouffon/diablotin. D’autres hommes le suivirent, dont Edward, jusqu’à ce qu’ils fussent une bonne centaine. La foule remplissait le compartiment, mais sans qu’on s’y sentît à l’étroit, et Sir George regarda autour de lui avec curiosité.
La salle était ovale, avec des murs du même « bronze » omniprésent. Le plafond y était plus bas mais pas réellement visible. Pas très clairement, quoi qu’il en fût. En relevant les yeux, il ne distinguait qu’une espèce de nimbe opalescent. C’était étrange, à l’instar de tout ce qui leur était arrivé depuis que la forme de bronze avait surgi des nuages, car la lumière ne semblait pas provenir d’une source précise mais plutôt d’un puits profond ou d’une cheminée. Il avait la très nette impression qu’un toit ou un plafond bien matériel le surplombait, mais il ne le voyait pas.
« Ôtez tous vos vêtements et placez-les dans les compartiments de rangement », ordonna la voix. Des dizaines de portes étroites s’ouvrirent brusquement dans les murs de bronze lisse. Sir George gagna la plus proche et examina l’habitacle, aligné d’étagères, sur lequel elle ouvrait.
« Ôtez tous vos vêtements et placez-les dans les compartiments de rangement », répéta la voix avec une patience inhumaine, et Sir George grimaça. Cet ordre ne lui plaisait guère plus que tous ceux qu’ils avaient déjà reçus, mais il n’avait d’autre choix que de s’y conformer, comme aux précédents.
« Aide-moi à enlever mon armure, Edward », demanda-t-il calmement.
Les « compartiments de rangement » disparurent dès que le dernier vêtement y eut été déposé. Sir George ne s’en étonna pas outre mesure, mais ça ne le rendit guère plus heureux de voir s’envoler ses armes et son armure. Il regarda autour de lui et lut le même mécontentement dans les yeux de tous les hommes, désormais complètement nus, qui partageaient la même salle que son fils et lui ; pourtant, en dépit du mécontentement que lui inspirait la perte de son épée, il ressentait un léger mais indéniable soulagement. Le bouffon/diablotin avait sans doute amplement démontré l’inanité de toute tentative d’agression à son encontre, mais, tant que les hommes posséderaient des armes, la tentation d’y recourir persisterait. Il se sentait non seulement vulnérable mais encore avili par la privation de son épée et de ses éperons, emblèmes de sa condition de chevalier ; cela dit, savoir qu’aucun autre de ses hommes ne serait plus massacré comme le jeune Denmore – ou pour le même motif, tout du moins – était une consolation partielle.
« Vous allez maintenant être nettoyés », leur annonça la voix. Et quelqu’un hurla, tandis qu’une épaisse vapeur commençait d’emplir la chambre. Elle montait du sol, s’éleva bientôt au-dessus des genoux et des cuisses, et Sir George sentit la main d’Edward se refermer de nouveau sur la sienne quand elle les enveloppa.
Le baron l’étreignit pour le rassurer puis il sourit à son fils, non sans un bref accès d’authentique amusement lorsqu’il prit conscience que le besoin qu’il éprouvait de rassurer Edward le distrayait de sa propre panique.
Ce fut une pensée fugace et il baissa les yeux pour regarder la vapeur monter jusqu’à ses hanches. Elle était tiède, presque gratifiante sensuellement une fois la surprise passée, et il sentit qu’il se détendait à mesure qu’elle l’enveloppait. Il n’avait jamais ressenti cela. C’était comme de se plonger dans un bain chaud, sauf qu’il s’accompagnait d’une sorte de picotement, un peu comme si des doigts vigoureux vous pétrissaient la peau et les muscles, sensation indubitablement agréable.
Il regarda encore autour de lui quand la vapeur lui arriva à la poitrine et lut le reflet de sa propre relaxation sur les visages des hommes qui partageaient la même chambre que lui. Puis la vapeur dépassa sa tête et il inhala profondément afin d’aspirer jusque dans ses poumons la sensation de fraîcheur et de propreté.
Par la suite, il se montra incapable d’évaluer le laps de temps pendant lequel ses compagnons et lui étaient restés au sein de ce cocon de vapeur. Certainement pas aussi longtemps qu’il en avait eu l’impression, mais il avait la conviction que de longues minutes s’étaient écoulées avant qu’elle ne se retire aussi vite et silencieusement qu’elle était apparue. Il se sentait comme un homme qui vient de se réveiller d’un profond sommeil et, en baissant les yeux, il se rendit compte que les ulcérations du sel sur son visage et les bleus noirâtres de sa poitrine causés par le violent martèlement de sa ligne de vie à bord du navire en perdition avaient tous disparu.
Lassitude et épuisement s’étaient évanouis en même temps que les ecchymoses, se rendit-il compte. En vérité, il se sentait comme neuf et revigoré, plein d’énergie, et, par toute la chambre, il voyait se redresser des épaules et se roidir des échines, tant ses compagnons réagissaient aux mêmes sensations que lui.
« Eh bien, les enfants, gloussa-t-il, je ne vais certainement pas embrasser le cul de notre nouveau “commandant”, mais ça a pris meilleure tournure que je ne l’espérais ! » Plusieurs s’esclaffèrent, et leur rire était teinté d’une touche de soulagement hystérique. Il fit mine de ne pas le remarquer et inspira profondément en gonflant la poitrine. « Je ne dirais pas non à une bonne semaine de repos, mais c’est déjà l’amorce d’un prompt rétablissement.
— Pareil pour nous, monseigneur, affirma un des hommes d’armes, et Sir George lui tapa dans le dos.
— Il vaudrait mieux garder en tête que tout ce qui nous est arrivé n’était pas… déplaisant, fit-il remarquer, non sans feindre d’ignorer les murmures d’assentiment quelque peu dubitatifs. Je…
— Suivez la lumière rouge menant hors de votre compartiment, le coupa la voix impavide, et le baron se fendit d’une grimace.
— La voix de not’maître », fit-il ironiquement remarquer. Et cette fois le rire qui lui répondit se rapprochait davantage de la normale.
« Suivez la lumière rouge menant hors de votre compartiment », répéta la voix, aussi patiente que les pierres ; Sir George se leva et prit la tête pour franchir, Edward à ses côtés, la porte qui venait subitement de s’ouvrir.
« Comme vous l’avez dit avant que nous ne soyons “traités”, monseigneur, je ne vois aucune autre solution que de nous plier aux exigences de cette… créature. » Le ton du père Timothy était pesant. « Du moins pour l’heure.
— Cette perspective me déplaît, lâcha Sir Richard Maynton sur le même ton que s’il venait de boire du vinaigre, mais je crains de n’avoir pas mieux à vous proposer.
— Moi non plus. » Sir George s’efforçait de s’exprimer d’une voix calme et mesurée, mais il se doutait qu’il n’abusait personne. Ou peut-être que si, finalement. Après tout, la plupart des hommes présents pour l’instant dans cette chambre préféraient certainement être abusés.
Le baron se rejeta en arrière dans la chaise curieusement inconfortable que la voix désincarnée – « Ordinateur », s’il avait correctement compris le nom étranger – leur avait fournie sur l’ordre du bouffon/diablotin. Nul n’avait la moindre idée de la manière dont on s’y était pris pour faire apparaître cette chaise et les autres. Elles avaient surgi du sol métallique comme des champignons féeriques et elles semblaient faites du même alliage que le pont. Comment pouvait-on faire « pousser » du bronze ou de l’acier, et le rendre doux et malléable sous le poids du corps ? C’était là un autre des mystères qui les entouraient, mais au moins celui-là leur offrait-il où garer leurs fessiers.
Ç’aurait sans doute été plus agréable si les chaises avaient été mieux adaptées à la taille de ceux qui s’y asseyaient, mais il crevait les yeux que ces meubles, autrement superbement enveloppants, avaient été conçus pour des êtres aux jambes plus longues et au torse plus court que ceux des hommes. Rappel supplémentaire de l’« ailleurs » où avaient été projetées leurs existences antérieures.
Supplémentaire, mais loin d’être unique.
Sir George jeta un regard sur l’étrange accoutrement dont il était affublé. Il ressemblait à ceux que portaient les hommes dragons et le bouffon/diablotin, tout en s’en distinguant, d’abord par la couleur – un vert foncé, avec une sorte de galon noir le long des manches et des jambes –, et par le fait qu’il ne couvrait pas les mains. Le vêtement se composait en outre de « bottes » – prolongement de ses jambes – extrêmement confortables, et il était également plus bouffant que ceux que semblaient préférer les occupants originels de ce vaisseau. Malgré tout, il restait nettement plus moulant que tout ce qu’il avait porté jusque-là. Et plus confortable, dut-il admettre à contrecœur.
Les hommes « traités » en même temps que lui avaient trouvé ces singuliers vêtements d’une seule pièce en émergeant du bain de vapeur. Tous donnaient l’impression d’être d’une taille unique, et personne n’avait compris comment ouvrir les étranges fermetures qui tenaient lieu de boutons ou de lacets. Le baron n’avait pas été le seul livré au désarroi par la découverte de cet étrange habit, mais la voix de ténor avait insisté : ils devaient absolument s’en revêtir ; ensuite, elle leur avait patiemment expliqué comment il fallait s’y prendre pour ouvrir les fermetures et l’enfiler.
Une fois le vêtement passé, il s’était aussitôt adapté à la taille de chacun jusqu’à devenir parfaitement seyant et confortable, davantage, en tout cas, que tout ce qu’ils avaient connu (même Sir George) jusque-là, et le visage de plus d’un soldat endurci s’était fendu d’un large et puéril sourire devant le moelleux confort des épaisses semelles rembourrées de ces bottes intégrales. Des hommes qui avaient passé une bonne partie de leur existence à marcher au combat ou à en revenir appréciaient nécessairement des bottes bien adaptées, et aucun roi, sans doute, n’avait jamais chaussé bottes plus confortables !
Sir George se sentait contraint de reconnaître qu’il avait partagé leur satisfaction à cet égard, mais le vêtement lui-même faisait beaucoup moins son bonheur. Il n’était pas le seul à le porter pour l’heure, car toutes les personnes présentes dans la chambre, jusqu’au père Timothy et Matilda, avaient précisément passé le même affûtiau, et, en regardant son épouse, il ressentit une nouvelle poussée de rancœur. Le vêtement qui, pour lui, était simplement « collant » épousait étroitement toutes les courbes exquises du corps de Matilda, et il eût été surhumain de ne pas constater que les regards des autres hommes feignaient soigneusement d’éviter de le remarquer.
D’un autre côté, Matilda semblait parfaitement inconsciente du fait que son vêtement la moulait étroitement. Il doutait qu’elle fût aussi sereine qu’elle voulait le faire croire, mais il n’allait certainement pas l’embarrasser ni lui faire honte en lui montrant publiquement qu’il était furieux de la voir ainsi exhibée. En outre, elle se montrait d’une irréprochable correction. Si exaspérante et irritante que fût l’insistance de leurs ravisseurs à leur faire endosser à tous le même vêtement indécent, elle restait un détail mineur au regard de leurs autres turpitudes. Et de ce qui risquait encore de leur arriver, lui avait-elle rappelé elle-même sur le chemin de cette chambre.
Et, comme s’il avait besoin d’un nouveau rappel, il y avait aussi ces deux mufles verruqueux et cette paire d’hommes dragons adossés à la paroi de la chambre. Sir George soupçonnait ces quatre gardes vigilants de n’être là que pour souligner leur impuissance. Si les paroles du bouffon/diablotin et de cette autre voix qui les avait guidés tout au long de leur « traitement » pouvaient parvenir à toutes les oreilles, alors leurs ravisseurs étaient certainement en mesure d’écouter tout ce qu’ils disaient sans être physiquement présents. Les gardes n’étaient, pour le bouffon/diablotin, qu’un moyen de se rappeler à eux… et de leur rappeler ses exigences. Sans doute le baron lui-même aurait-il organisé exactement la même rencontre s’il en avait eu les moyens, mais on ne lui avait pas laissé le choix, et l’ordre qu’avait donné le bouffon/diablotin pour la décider l’avait piqué au vif. Sir George était un soldat, habitué à obéir aux ordres et à en donner, mais il n’avait pas choisi de servir sous ceux du bouffon/diablotin, et l’arrogance désinvolte du grotesque petit monstre était pour le moins enrageante. Il ordonnait, comme si Sir George et ses compagnons ne valaient guère mieux à ses yeux qu’une meute de chiens de chasse.
Mais, si exaspérant que fût leur « commandant », Sir George n’avait aucunement l’intention de laisser transparaître sa colère. Peut-être était-il incapable de discerner les émotions et les expressions du bouffon/diablotin, mais ça ne signifiait pas forcément que la réciproque était vraie, et la créature n’avait que trop clairement démontré qu’elle était prête à tuer. De sorte que, quand elle avait ordonné à Sir George de « dresser l’inventaire » des nouvelles « possessions » de sa guilde, le baron n’avait même pas tenté d’argumenter. Pas plus qu’il n’était resté hermétique à la nécessité d’établir et maintenir une hiérarchie interne stable au sein du groupe humain. Matilda et lui occupaient les deux chaises du devant de la chambre, parfaitement et sereinement sûrs de leur droit à la préséance. Le baron n’avait laissé aucune trace d’hésitation ni de doute s’afficher sur son visage ou infléchir son attitude, et il avait pris autant de soin à dissimuler son indéniable soulagement quand nul ne s’était aventuré à mettre son autorité en cause.
Que le père Timothy et Sir Richard se fussent respectivement installés à la droite et à la gauche de Matilda et lui-même avait d’ailleurs suffi à rabattre toute tentation de défier son autorité. Le père Timothy l’aurait soutenu en toute circonstance, mais Sir Richard était une autre paire de manches. Compte tenu du fait que le décès du comte Cathwall et leur invraisemblable sauvetage – ou capture, selon le point de vue qu’on adoptait sur leur situation – avaient transformé l’expédition en débâcle, Sir Richard aurait fort bien pu saisir l’occasion au vol pour s’emparer du pouvoir. Après tout, moins d’un tiers seulement des hommes d’armes et archers obéissaient personnellement à Sir George. Près de la moitié avaient été recrutés par le comte Cathwall, et il supposait que, techniquement, on pouvait nier la validité des serments qu’ils avaient passés à Matilda et, indirectement, à lui-même par son entremise, après la mort de son père. Quoi qu’il en fût, le point méritait amplement d’être discuté, et les soldats, comme tous les matelots survivants, pouvaient légitimement prétendre n’avoir jamais été sous ses ordres.
D’un autre côté, tous étaient conscients qu’aucun ne verrait jamais la France ni ne reverrait sa patrie, et ils aspiraient désespérément à un chef qui sût les guider.
« Combien sommes-nous, mon père ? demanda le baron au bout d’un long silence.
— Plus nombreux que je ne l’avais craint, monseigneur », répondit le dominicain. En tant que confesseur de Sir George, le père Timothy assumait depuis le tout début la charge de chef comptable de ce qui dans l’expédition relevait du baron, et l’aumônier du comte Cathwall avait péri avec son maître. Sa perte avait élevé Timothy au rang de chroniqueur et de quartier-maître de toute l’expédition. C’était un rôle pour lequel il était taillé à la perfection, car il avait toujours eu la bosse des chiffres, en même temps que sa vocation de prêtre lui conférait une présence réconfortante lorsqu’il circulait parmi les survivants. Il faisait à présent la moue, tout en se focalisant derechef sur les chiffres qu’il avait recueillis. Sir George connaissait suffisamment le prêtre pour deviner qu’il se languissait désespérément d’un moyen de transcrire ses notes et ses chiffres sur un support matériel, mais ils n’avaient ni papier ni encre en leur possession ; rien que la mémoire du père Timothy.
« Des dix-sept navires sur lesquels nous avons embarqué pour la France, neuf sont rescapés, commença-t-il. Je n’ai pas été en mesure d’établir un compte précis, mais Dieu s’est montré encore plus miséricordieux avec nous que je ne l’avais cru tout d’abord et, par sa grâce, ceux de nos gens qui ont survécu sont plus nombreux que je ne l’aurais imaginé. Mes derniers et grossiers calculs estiment à cent quatre-vingt-deux le nombre des marins, quatre cent soixante-treize celui des archers, deux cent quatorze hommes d’armes, quatre chevaliers, neuf écuyers et six employés aux écritures, dont votre serviteur. Au total, il nous reste aussi cinquante-sept hommes à tout faire, conducteurs de bestiaux, cuisiniers, maréchaux-ferrants, ouvriers, et deux forgerons. L’un dans l’autre, nous pouvons donc compter sur neuf cent quarante-cinq hommes en bon état, dont la plupart sont entraînés et armés. »
Sir George hocha la tête. Le père Timothy avait raison : ces chiffres étaient supérieurs à tout ce à quoi auraient pu s’attendre les hommes présents dans cette chambre, même s’ils restaient encore beaucoup trop réduits, compte tenu de son soupçon selon lequel les membres de leur petite troupe seraient sans doute les seuls Anglais – et, à la vérité, les seuls êtres humains – qu’ils reverraient jamais.
« Et pour les femmes et les enfants ? s’enquit-il.
— En comprenant Madame votre propre épouse, répondit le prêtre, nous avons vingt-deux femmes mariées, dont toutes n’ont pas… euh… bénéficié du sacrement de notre sainte mère l’Église lors de leur union, et vingt-sept autres femmes qui ne sont l’épouse de personne. Et un total de vingt-six enfants de moins de dix ans et de six nourrissons. Enfin, il y a de surcroît quatorze apprentis d’âge divers liés à nos artisans et conducteurs de bestiaux.
— Je vois. » Sir George hocha la tête, le visage soigneusement impassible, le temps d’enregistrer ces chiffres. Cinquante-neuf femmes… plus qu’il ne l’avait prévu, sans doute, mais ça ne faisait jamais qu’une femme pour seize hommes, et Dieu seul savait où pouvait conduire un tel déséquilibre. Au ton du père Timothy, lui aussi devait se poser le même genre de question, et Sir George s’estimait heureux de l’avoir, plutôt qu’un autre clérical étroit d’esprit. L’expérience de soldat du dominicain l’avait rendu plus pragmatique et moins enclin à l’anathème que la plupart de ses confrères, et ils auraient besoin de tout le pragmatisme et de toute la compréhension qu’ils pourraient grappiller.
« Très bien, reprit le baron après une courte pause. Grâce au père Timothy nous connaissons notre force.
— Notre force en hommes, à tout le moins, monseigneur, intervint Sir Richard, et il se pencha pour fixer le père Timothy par-dessus l’épaule de Sir George. Avez-vous idée du bétail qui a survécu, mon père ?
— Pas encore, reconnut le prêtre. Je ne m’attends pas à apprendre que les animaux ont survécu en grand nombre, d’autant que les deux transports de chevaux font partie des vaisseaux disparus, mais j’ai aperçu au moins quelques poulets, et le porc de maîtresse Nan semble encore en vie.
— J’imagine qu’il faudra nous reposer sur nos ravisseurs pour nous alimenter, alors », laissa tomber Matilda Wincaster.
Si un des hommes présents s’étonna d’entendre Lady Wincaster prendre la parole, il eut la sagesse de tenir sa langue. Sir Richard et Sir Anthony Fitzhugh, les deux chevaliers les plus anciens de l’expédition, étaient par trop courtois pour faire une réflexion, et le père Timothy connaissait trop bien Matilda et Sir George pour éprouver la moindre surprise. Les trois autres hommes présents – Rolf Grayhame, Walter Skinnet et Dafydd Howice – n’étaient pas moins informés que le prêtre du franc-parler de Matilda. Grayhame commandait depuis plus de six ans aux archers de Sir George et Skinnet était son maître écuyer depuis près de dix. Howice, quant à lui, n’avait jamais appartenu à la maison de Sir George, mais le Gallois aux cheveux grisonnants et aux muscles noueux était déjà le commandant en second de la garde du comte Cathwall quand Matilda n’avait encore que onze ans. Sir Adrian du Col, son supérieur, avait trouvé la mort avec le comte et le Gallois lui avait succédé. Sir George regrettait amèrement le décès de Col, mais Howice était un ajout bienvenu à ses propres officiers, car c’était tout à la fois un soldat infiniment expérimenté et un homme qui vouait à Matilda une indéfectible loyauté.
« Même un être tel que lui se rend forcément compte que les gens doivent manger, poursuivit Matilda. Et il ne nous a pas franchement laissé l’occasion d’embarquer avec nous des réserves de vivres. » Elle eut un sourire contraint et deux des hommes gloussèrent. « Il nous faut donc présumer qu’il compte nous nourrir sur ses propres réserves.
— Si du moins ce qu’ils mangent n’est pas toxique pour nous autres humains, madame, rectifia Fitzhugh en désignant d’un coup de tête les mufles verruqueux et les hommes dragons adossés silencieusement au mur.
— Je serais fort étonnée que notre “commandant” nous ait enlevés sans avoir préalablement résolu la question de notre alimentation, Sir Anthony, répliqua Matilda. Je ne dis pas que j’ai hâte de découvrir ce qui passera à ses yeux pour de la nourriture, mais il ne lui servirait à rien de nous embarquer pour nous empoisonner, pas plus que pour nous regarder mourir de faim. »
Le chevalier la fixa un instant puis hocha la tête, et Matilda haussa les épaules.
« Mais, quoi qu’il en soit, j’imagine que vous ne pensiez pas seulement à des œufs au bacon, Sir Richard, ajouta-t-elle.
— Effectivement, madame. Comme vient de le dire le père Timothy, nous avons perdu nos deux transports de chevaux, et c’est un coup très sérieux. »
Sir George opina gravement. La même question lui avait traversé l’esprit. L’empêcher aurait été impossible. Même si les deux transports de chevaux n’avaient pas sombré, ils n’auraient pas eu assez de montures pour satisfaire à leurs besoins, parce qu’ils avaient tablé sur celles que Sir Michael s’était échiné à leur procurer pendant plus de deux mois pour leur expédition en France. Sur leur force totale d’hommes d’armes, près de deux cents étaient entraînés au combat à cheval. Dans les meilleures circonstances, il ne se serait agi que d’une cavalerie réduite, même en tenant compte du pourcentage relativement élevé d’archers qui compensaient cette faiblesse, mais, sans chevaux, ces hommes d’armes montés n’étaient plus que de simples piétons.
« À ce qu’a dit le… “commandant”, commença le baron en pesant soigneusement ses mots, il me semble que l’un au moins de ses objectifs, quand il nous a demandé de faire l’inventaire de nos ressources, était bel et bien de nous procurer au moins quelques-uns des articles et fournitures qui nous font défaut. Il ne peut certainement pas ignorer, poursuivit-il avec une amère ironie, que nous avons perdu beaucoup de ce dont nous avions besoin, étant donné la manière dont sa guilde nous a “recrutés” !
— Avec un commandant de notre propre espèce, je jurerais que vous êtes dans le vrai, monseigneur, déclara Sir Richard avec un petit hochement de tête. Cela dit, ces… gens sont si éloignés de nous et disposent de ressources et de pouvoirs si différents des nôtres qu’ils n’ont peut-être pas pris conscience de nos besoins réels.
— Excellente observation », convint Sir George. C’était la stricte vérité, et cette éventualité lui avait traversé l’esprit, mais il constatait avec plaisir que Sir Richard l’avait aussi envisagée. « Cependant, poursuivit-il, si tel est le cas, il me reviendra d’exposer ces besoins au… “commandant”.
— Vous me pardonnerez, monseigneur, mais je me satisfais pleinement de vous laisser cette tâche ! déclara Sir Anthony.
— Comme tout homme ayant un semblant de cervelle, répondit sèchement Matilda. En même temps, messeigneurs, il me semble qu’il serait à la fois prudent et bien avisé de ne pas prêter trop de pouvoir à notre nouveau “commandant”. »
La plupart des hommes donnèrent l’impression qu’ils s’apprêtaient à fixer leur suzeraine d’un œil incrédule, mais le père Timothy opina vigoureusement.
« Bien dit, madame ! approuva-t-il. Bien dit en vérité. Quels que soient les pouvoirs que détient cette créature, ils sont certainement inférieurs à ceux de Dieu, et le Seigneur sera avec nous partout où nous irons.
— Évidemment, mon père, répondit Matilda. Mais ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire. » Elle jeta un regard à Sir George, et son époux la pria de poursuivre d’un signe de tête. « Ce que je voulais dire, messeigneurs, continua-t-elle en balayant lentement la chambre du regard, à la façon de son propre père, c’est qu’il serait sage de ne pas prendre ces créatures pour des diables ou des démons. Qu’ils nous paraissent sans doute très étranges et qu’ils possèdent des arts et des aptitudes dont nous n’avons aucune idée et que nous comprenons moins encore, cela reste indéniable. Je crois pourtant que le “commandant” aurait été beaucoup moins empressé de démontrer la puissance de ses armes ou de poster de tels gardes à nos côtés pendant que nous parlons… (elle montra d’un coup de menton les mufles verruqueux et les hommes dragons) s’il n’était pas lui-même mortel. Il n’aurait pas besoin, alors, de nous apprendre à le craindre, ni de nous faire surveiller si étroitement.
— Vous avez indubitablement raison, madame, déclara au bout d’un moment le père Timothy. Mais qu’il soit mortel ou pas ne change rien au fait que ses pouvoirs sont de loin supérieurs aux nôtres.
— Il l’est, répliqua fermement Matilda. Mais je n’entends pas non plus par là que sa mortalité devrait nous inciter à marcher sur les brisées de Sir John. D’où que viennent ces gens et quoi qu’ils attendent de nous au bout du compte, ils ont déjà donné la preuve, ainsi qu’ils en avaient sciemment l’intention, je n’en doute pas, que nos armes ne pouvaient pas leur nuire. Non, messeigneurs, je voulais uniquement dire que leurs aptitudes ne ressortissent pas des puissances infernales, mais seulement d’un savoir et de capacités de simples mortels que tout bonnement nous ne possédons pas. Il faudra nous le rappeler quand nous traiterons avec eux, et plus spécialement avec le “commandant”, car, en dépit de tous leurs pouvoirs et de toutes les merveilles de ce vaisseau, ils sont sans nul doute faillibles et, par le fait, risquent de ne pas pleinement appréhender nos besoins essentiels tant que nous ne les leur aurons pas clairement exposés. »
Elle s’était bien gardée de faire allusion, constata Sir George, à un détail important : la mortalité de leurs ravisseurs signifiait également qu’on pouvait les tuer, même si les armes humaines ne pouvaient pas leur nuire. C’était sans doute un point qui vaudrait la peine d’être discuté ultérieurement, mais aussi une question très périlleuse, et pas seulement parce que le seul fait d’en débattre risquait de pousser le « commandant » à prendre des précautions supplémentaires. Non, c’était surtout dangereux parce que, à trop s’attarder dessus, on risquait d’inciter quelqu’un à tenter sa chance, en dépit de la sanglante leçon de choses inculquée par le sort du jeune Denmore.
« Je garderai assurément cela à l’esprit quand je lui expliquerai nos besoins et nos capacités, m’amie », déclara-t-il en mettant soigneusement l’accent sur les « capacités », et Matilda lui sourit légèrement et lui retourna son hochement de tête.
« Très bien ! fit un peu plus sèchement le baron en reportant son attention sur les hommes qui l’entouraient. Nous savons donc à peu près combien nous sommes, et aussi qu’il nous manque les montures dont nous avons besoin. Je crois que mon épouse ne s’abuse pas quand elle avance que le “commandant” envisage de nous nourrir et qu’il a les moyens de le faire. Toutefois, puisque ces gens ont déclaré qu’ils attendaient que nous combattions pour eux, la raison suggère de réfléchir à ce que devraient être nos besoins en armes et en équipement. Compte tenu de notre nombre, je serais très surpris d’apprendre que le “commandant” a l’intention de nous faire soutenir des sièges ou investir des villes ou des forteresses sans un renfort supplémentaire. S’il s’y risque, alors c’est manifestement qu’il surestime nos capacités… ce qui, ajouta-t-il, me semble bien improbable. »
Ses compagnons se surprirent à ricaner et le sourire du baron dévoila des dents blanches dans une barbe fournie.
« Je pense que nous devons partir du principe que la guilde dont il a parlé entend plutôt nous employer sur des champs de bataille. Je ne prétends pas savoir pour l’instant pourquoi des gens disposant de leurs pouvoirs et de leurs capacités auraient besoin de faire combattre à leur place des individus tels que nous, mais je me refuse à croire qu’ils prendraient la peine de nous contraindre à les servir si le besoin qui les y pousse n’était pas aussi puissant que réel. Si cela s’avère, il me semble que nous devrions aussi présumer que les batailles qu’ils nous enverront livrer seront rudes, et qu’il est donc de leur intérêt de nous équiper le mieux possible pour la victoire. »
Plusieurs hommes hochèrent lentement la tête, et tous affichèrent une mine songeuse pendant que Sir George poursuivait :
« Leur vaisseau et tous les merveilleux outils et pouvoirs qu’ils détiennent me donnent à penser qu’ils devraient être en mesure de satisfaire à toutes les requêtes raisonnables que nous pourrions leur soumettre. Le chancelier de l’Échiquier du roi Édouard lui-même ne pourrait assurément pas nous offrir ne serait-ce qu’une fraction de ce que ce vaisseau représente à lui tout seul ! J’aimerais que, gardant cela en tête, tous autant que vous êtes, vous ne réfléchissiez pas seulement aux armes et aux équipements que nous avons perdus, mais aussi à ce que nous aurions toujours voulu avoir et n’avons jamais eu. » Il eut un mince sourire. « Tirons le maximum de la situation, mes amis. S’il nous faut nous battre pour des diablotins, tâchons de le faire comme l’armée la mieux équipée que l’Angleterre ait jamais envoyée au combat… même si l’Angleterre ne doit jamais l’apprendre. »
« J’ai réfléchi à vos besoins et aux fournitures dont vous souhaitez disposer. » La voix du bouffon/diablotin était aussi enfantine et dénuée d’émotion qu’à l’ordinaire, et Sir George regretta à nouveau que l’étrange petite créature n’affichât aucune expression déchiffrable pour un humain. Il était assis face au « commandant », de l’autre côté d’une superbe table délicatement ouvragée qui semblait faite du cristal le plus fin. Le bouffon/diablotin était installé dans un fauteuil confortable, à l’épais rembourrage, qui lui convenait parfaitement, mais qui eût été beaucoup trop petit, et de loin, pour un homme. Cela dit, on n’avait pas offert de siège à Sir George. Le baron était conscient avec acuité de la présence de deux hommes dragons, qui se tenaient debout derrière son interlocuteur dans une attitude protectrice et le fixaient de leurs étranges yeux argentés à la pupille fendue.
Le « commandant » marqua une pause ; ses trois yeux étaient eux aussi braqués sur le baron et ses oreilles de renard à demi dressées. Cette position était indubitablement une expression, se dit le baron – quelque chose d’approchant à tout le moins. Si tel était bien le cas, il n’aurait pas su l’identifier. Pourtant, il avait la nette impression que le bouffon/diablotin attendait qu’il réagît à sa déclaration sans fioritures.
« Mais je ne vous ai pas encore précisé ce dont nous avions besoin, répondit-il prudemment au bout d’un moment.
— C’est inutile, lâcha le bouffon/diablotin. J’ai entendu tout ce qui s’est dit entre vous et vos subordonnés, et l’ordinateur a dressé une liste complète de tous les articles dont vous avez débattu. »
Sir George était loin d’avoir une certitude quant à l’identité d’« Ordinateur ». Bien que le bouffon/diablotin en parlât avec détachement, comme d’une sorte d’employé subalterne, le baron était d’ores et déjà parvenu à la conclusion qu’il était bien davantage. De fait, à ce qu’il avait déjà pu voir – ou plutôt entendre – il crevait les yeux qu’Ordinateur était une combinaison d’intendant du bouffon/diablotin, de chef militaire et de Premier ministre, et les Anglais s’étaient déjà habitués à entendre sa voix de ténor leur inculquer les règles et règlements auxquels ils étaient désormais soumis. Il les avait également initiés à quelques-uns des mystères qui les entouraient et s’employait à leur apprendre à activer et désactiver certains des merveilleux appareils installés dans les quartiers qui leur étaient assignés. Sir George avait le plus grand mal à imaginer comment un seul être pouvait s’acquitter de toutes ces fonctions à la fois… et comment quelqu’un d’aussi compétent pouvait se montrer d’une servilité aussi manifeste envers le bouffon/diablotin.
Mais rien de tout cela n’importait vraiment pour l’instant. Ce qui comptait, c’était que le « commandant » détenait déjà – ou croyait détenir – un inventaire détaillé de ce que le baron s’apprêtait à lui demander… et qu’il avait (lui ou Ordinateur) été capable d’entendre tout ce qui s’était dit. Sir George prit mentalement note de cette affirmation et de la nécessité de rappeler à tous qu’ils devraient désormais surveiller plus soigneusement, et à tout moment, leurs paroles.
« La grande majorité de vos demandes ne devraient pas nous poser de gros problèmes, poursuivit le bouffon/diablotin de sa voix surnaturelle. Les armures individuelles, les armes, les harnais et les selles… tout cela devrait pouvoir être fabriqué sans peine par les ateliers mécaniques et les synthétiseurs de ce vaisseau. En fait, la seule difficulté envisageable tiendra peut-être à la conception primitive du matériel que vous avez décrit. Les modules industriels sont configurés pour produire des pièces détachées et autres composants de ce vaisseau et de ses systèmes de survie, et il nous faudra un certain temps pour les reprogrammer convenablement à la manufacture d’articles aussi grossiers. »
De nouveau, Sir George eut l’impression de flotter sur un océan de concepts et d’idées parfaitement étrangers, qu’il ne comprenait qu’à moitié. Quel que fût l’instrument ou le pouvoir magique qui traduisait en anglais le langage du bouffon/diablotin, il se trouvait dans l’obligation de créer des mots entièrement nouveaux pour nommer certains de ces concepts. C’était indéniablement un prodige. Hélas, il ne suffit pas de nommer quelque chose pour l’expliquer ! Encore que le bouffon/diablotin ne parût pas pressé d’expliquer quoi que ce fût à un être qu’il regardait visiblement comme très inférieur à lui.
« Le seul besoin que vous avez identifié et qui risque de représenter pour nous un léger défi, déclara l’avorton, c’est la question des chevaux. Pour des raisons techniques qui ne vous concernent pas, le transport d’animaux aussi volumineux est parfois épineux. Dans le cas de certaines espèces analogues, le taux de survie en impulsion phasique est très bas. Nous ignorons encore si vos “chevaux” réagiront de la même façon, mais ça reste une éventualité. »
Il s’interrompit pour fixer Sir George, sans afficher aucune expression, bien entendu, et le baron fronça les sourcils.
« Est-ce à dire… commandant, qu’il ne servirait à rien de les acquérir ?
— Je dis simplement que ça risque de se révéler inutile au bout du compte, rectifia le bouffon/diablotin. Toutefois, nous n’avons aucune certitude à cet égard. Je ne sais pas non plus, d’ailleurs, en quoi ces bêtes pourraient améliorer votre efficacité stratégique. Pendant que vos subordonnés et vous discutiez assez longuement de votre besoin impératif de ces chevaux, vous n’avez visiblement pas ressenti celui d’expliquer la raison pour laquelle il vous les fallait.
— Pourquoi il nous les faut ? » Malgré lui, Sir George ne parvint pas à masquer totalement l’incrédulité que lui inspirait une telle ignorance.
« Vous êtes des primitifs, déclara le bouffon/diablotin de cette même voix impavide furieusement exaspérante. Vos armes et vos tactiques sont à ce point rudimentaires qu’elles ne sont familières à aucune espèce civilisée. Mais, si c’est précisément votre nature de barbares primitifs qui vous rend si précieux aux yeux de ma guilde, elle implique aussi que nous ne détenons pas les informations qui nous permettraient de pleinement évaluer des idées et des pratiques que vous tenez pour acquises. Ce serait comme d’attendre d’un être civilisé qu’il comprît les techniques nécessaires à écorcher un animal avec les seules dents pour sa fourrure. »
Sir George veillait soigneusement à afficher un masque impassible, mais les muscles de sa mâchoire tressautaient. Difficile de dire ce qui était le plus enrageant – l’abaissement des Anglais au niveau de sombres brutes ou la prosaïque désinvolture qui avait accompagné cette déclaration.
Néanmoins, se dit le baron, ce que venait de dire l’avorton ne manquait pas de justesse, et il crevait les yeux que Matilda avait eu entièrement raison. Le bouffon/diablotin et sa guilde n’avaient qu’une compréhension limitée de ce que les Anglais tenaient pour acquis, ne serait-ce que parce qu’il s’était écoulé tant de temps depuis l’époque où ils se trouvaient encore dans l’obligation de les comprendre.
Le bouffon/diablotin marquait une nouvelle pause et Sir George s’éperonna mentalement.
« Nous employons les chevaux à de nombreuses tâches, commandant, déclara-t-il. D’un autre côté, bien que nous ne comprenions pas grand-chose aux… capacités de votre guilde, il me paraît vraisemblable que nous n’aurons plus besoin de recourir aux chevaux, ni aux bœufs par le fait, pour accomplir quelques-unes de ces besognes. Je parle là d’animaux de trait pour les charrettes ou les fourgons, de bêtes de somme pour le labour, et ainsi de suite. »
Il s’interrompit à son tour et les oreilles de l’avorton frémirent de nouveau.
« Vous n’aurez pas besoin d’animaux de trait ni de bêtes de labour, confirma-t-il de sa voix flûtée.
— Je m’en étais douté, déclara Sir George en hochant la tête. Mais, s’ils ne nous seront plus utiles dans ces deux domaines, il n’en reste pas moins que nous aurons besoin d’eux pour guerroyer, si nous voulons nous battre plus efficacement. Si nécessaire, nos hommes d’armes peuvent sans doute combattre à pied, mais ce n’est pas à cet exercice qu’ils sont le mieux entraînés et nous devrions alors renoncer à une grande partie de notre mobilité. Aucun de nos hommes n’est aussi bien entraîné qu’un lourd destrier, mais leur capacité à se déplacer promptement sur le champ de bataille et… le choc ou l’impact de leurs charges sur l’ennemi les rend beaucoup plus efficaces que s’ils étaient à pied.
— Je vois. » Le bouffon/diablotin se rejeta en arrière dans son fauteuil et garda le silence quelques secondes, puis reporta son attention sur Sir George.
« Vous affirmez que vos hommes seraient “plus efficaces” à cheval. Pourriez-vous quantifier ce surcroît d’efficacité ? » La créature s’interrompit et Sir George le regarda, pas bien certain d’avoir compris la question.
« Vous êtes encore plus primitifs que je ne l’avais cru possible, déclara le bouffon/diablotin au bout de trois battements de cœur. C’est pourtant, me semble-t-il, une question suffisamment simple pour que même vous soyez en mesure d’y répondre. Ce que j’aimerais vous entendre dire, c’est si vos “hommes d’armes” seraient deux fois, trois fois ou quatre fois plus efficaces à cheval qu’à pied.
— Au moins deux fois, je dirais », affirma Sir George au terme du plus bref des silences. Il consacra ensuite quelques secondes à vérifier qu’il réprimait fermement sa colère puis poursuivit sur le ton le plus tempéré possible. « En même temps, commandant, ce serait une erreur de ne voir dans leur efficacité à l’occasion d’un échange direct d’horions que le seul facteur permettant de décider s’il faut ou ne faut pas leur procurer ces chevaux.
— Expliquez, ordonna le bouffon/diablotin.
— Ils ne représentent qu’une partie de la totalité de ma… de votre force. Chaque partie a toutefois ses points forts, ses points faibles et un rôle bien spécifique à jouer sur le champ de bataille. Si l’une d’entre elles est affaiblie, alors toutes le sont, et ce que la force pourrait accomplir dans son ensemble s’en trouve grevé. Si je ne dispose pas de ces chevaux, c’est-à-dire de ma mobilité, ma capacité à réagir promptement aux événements ou à reconnaître une ouverture et l’exploiter sera également amoindrie. »
Il s’interrompit de nouveau pour se creuser la cervelle puis haussa les épaules.
« Cela dépend grandement, j’imagine, commandant, des ennemis que vous comptez nous voir affronter et de la raison des hostilités. Dans un combat purement défensif, la perte de ma cavalerie poserait un moins gros problème. Elle me manquerait encore sans doute et son absence serait toujours un handicap, mais moindre. Pareillement, lors d’un assaut livré contre une position fortifiée, la cavalerie est moins essentielle et ne nous manquerait pas aussi cruellement. Mais, si nous devons combattre en rase campagne, quand les manœuvres sont impératives et que la disposition même du terrain peut énormément varier d’une bataille à l’autre, l’absence de ma cavalerie nous affaiblirait sérieusement.
— Je vois, répondit le bouffon/diablotin. Je n’avais pas envisagé qu’un élément aussi archaïque qu’une monture pût avoir une telle importance stratégique. Mais, comme je l’ai dit, ma guilde n’est pas habituée à réfléchir de manière aussi primitive.
Ça ne nous a guère gênés pendant la majeure partie de notre histoire, mais, dernièrement, la situation a pris une tournure… différente. Tant et si bien qu’il m’appartient désormais de prêter une plus grande attention que je ne le croyais à l’équipement et aux capacités de vos guerriers et de vous-même. »
Il marqua une nouvelle pause et, l’espace d’une seconde, Sir George crut qu’il s’accordait un instant de réflexion. Puis il se rendit compte que celle des bouches de l’avorton qui lui servait à parler continuait de s’activer bien qu’il n’entendît plus rien. De fait, il prit soudain conscience qu’il n’avait jamais réellement entendu la voix du bouffon/diablotin, seulement celle de l’être ou de l’instrument qui traduisait la langue du « commandant » en un langage humain. Était-ce parce que l’art de sa guilde le lui interdisait ? Ou bien la cause était-elle différente ? Se pouvait-il que les oreilles humaines fussent tout bonnement incapables d’ouïr le bouffon/diablotin et, si tel était le cas, pour quelle raison ?
Il s’administra une nouvelle bourrade mentale en constatant que la bouche de l’avorton qui lui servait à s’exprimer avait cessé de s’activer. Son visage couvert de fourrure violette ne trahissait en aucune manière la teneur de ses derniers propos ni l’identité de son éventuel interlocuteur, et le baron se surprit de nouveau à aspirer passionnément à lui voir afficher une expression – n’importe laquelle.
« J’ai donné l’ordre de regagner votre monde », lui expliqua le bouffon/diablotin, et Sir George ravala malgré lui sa salive. Il était certes conscient depuis le tout début que ce stupéfiant vaisseau de bronze n’avait pas vu le jour sur un monde peuplé par des hommes, ce qui impliquait nécessairement que son épouse, son fils et lui-même avaient d’autres mondes pour destination. Il n’avait aucune idée de leur emplacement, et sans doute s’était-il cru aussi préparé qu’un homme pouvait l’être à apprendre que lui et les siens allaient s’y retrouver exilés, il n’empêche que de se l’entendre confirmé lui fit l’effet d’un coup de poing.
« Nous nous procurerons le matériel génétique nécessaire et nous clonerons autant de chevaux qu’il le faudra pour satisfaire à vos besoins, poursuivit le bouffon/diablotin. Cette solution présente plusieurs failles, mais également des avantages supérieurs aux inconvénients. Entre autres, celui de nous fournir une réserve constante au cas où, comme je le crois probable, ces animaux se révèlent mal adaptés à la stase de l’impulsion phasique. Avec un minutage convenable et l’aide de nos techniques de croissance accélérée, nous pourrons vous procurer des montures fraîches pour chacun de vos combats. »
Sir George inspira profondément et pria Dieu de lui accorder une grande patience. Encore que, ces derniers temps, le Seigneur ne parût point prêter beaucoup d’attention à ses prières.
« Commandant, je ne comprends pas grand-chose à ce que vous venez de dire. Je ne vois pas, notamment, ce que signifie le verbe “cloner”. Mais, si j’ai bien saisi le sens de votre proposition, j’ai l’impression que vous sous-estimez ses “inconvénients”.
— Expliquez, répéta le bouffon/diablotin.
— Si vous avez l’intention de faire magiquement “croître” des chevaux frais avant chacune de nos batailles, alors vous négligez un point essentiel… Il nous faut entraîner ces bêtes et les habituer à nous comme nous nous habituons à elles. Préparer un cheval au combat peut prendre beaucoup de temps – parfois des années, commandant. Ce n’est pas une tâche qu’on peut mener à bien en un jour ou deux, juste avant de l’amener sur le champ de bataille. Qui plus est, tous les chevaux, comme tous les hommes, sont différents et, pour qu’un homme donne le meilleur de lui-même au combat, sa monture et lui doivent réellement se comprendre. Ils ne combattent pas individuellement, ils forment un tout… une équipe. Et nous devons donc leur laisser le temps d’apprendre à faire connaissance.
— Voilà qui est fort malencontreux, répondit l’avorton. Seriez-vous en train de me dire qu’il faudrait vous fournir des montures entraînées ?
— Ce serait certainement préférable, affirma honnêtement Sir George. Si c’est impossible, nous détenons toutefois le savoir et les talents qui nous permettraient de les entraîner nous-mêmes, pourvu, bien sûr, que nous disposions du temps et de l’espace requis.
— Ce serait sans doute mieux que rien, déclara le bouffon/diablotin, mais tout sauf idéal. Nous ne pourrions pousser notre impulsion phasique qu’à cinquante pour cent de son rendement pendant que vous vous livreriez à cet entraînement, et cette réduction aurait de graves conséquences sur notre mobilité.
— Commandant, vous évoquez à présent des notions qui dépassent tellement mon entendement que vous conseiller me devient parfaitement impossible, lâcha Sir George.
— Visiblement », répliqua le bouffon/diablotin, sur un ton probablement condescendant, bien que Sir George n’eût aucun moyen d’en avoir la certitude. L’avorton le fixa pendant quelques secondes puis poursuivit :
« Néanmoins, il y a d’autres domaines dans lesquels vous pouvez me conseiller. Pour des raisons que vous n’avez pas à connaître, il est préférable que nous limitions les contacts sur votre planète – ceux, du moins, qui pourraient rester gravés dans les mémoires – avec les gens de votre espèce. Pour dire vrai, c’est précisément pour cette raison que nous avons choisi de vous enlever, vous et votre flottille. Sans nous, vous auriez péri à coup sûr, et vos camarades humains se persuaderont tout simplement que vous avez bel et bien connu ce sort. Mais, si nous retournons là-bas pour vous procurer ces chevaux, nous risquons de nous faire voir et de laisser des témoins derrière nous. Ce qui pourrait créer à ma guilde… des complications fort peu souhaitables. Il nous faudra donc trouver un lieu où nous pourrons nous procurer les chevaux que vous nous demandez, de préférence déjà entraînés, en minimisant les risques d’être aperçus.
— Vous n’envisageriez sans doute pas de m’envoyer là-bas, moi ou un de mes chevaliers, pour les acheter, je présume ? s’enquit très prudemment Sir George.
— Vous présumez correctement.
— En ce cas, et puisque vous ne tenez pas à vous montrer, ni vous ni un autre de vos serviteurs, la solution la plus opportune ne serait-elle pas un raid sur le haras de quelque noble fortuné ? De préférence de nuit, quand nul ne pourrait vous voir distinctement, vous ou vos serviteurs.
— Et ces “haras” seraient isolés ? Fréquentés par peu d’humains ?
— En fonction du manoir en question, probablement, répondit Sir George. Oui, cela dépendrait beaucoup de celui que vous choisiriez. Mais, dans le meilleur des cas, il y aura des gens dans les parages. Palefreniers, dresseurs, maréchaux-ferrants… et toujours au moins quelques paysans et leurs familles qui pourraient vous apercevoir, même par la nuit la plus noire.
— Vous n’avez pas à vous inquiéter de cet aspect de l’opération, affirma le bouffon/diablotin. Il serait sans doute préférable d’opter pour un manoir où le nombre des humains présents serait relativement faible, mais les éventuels témoins n’auront pas l’occasion de rapporter notre passage à quiconque. »
À cette calme déclaration, un frisson glacé parcourut l’échine de Sir George. On ne pouvait se méprendre sur ce qu’avait voulu dire l’avorton, et le baron éprouva une lancinante poussée de remords. Il fut un instant tenté de répondre qu’il avait changé d’avis, qu’au fond les chevaux n’étaient pas si essentiels – pas d’une importance assez vitale, à tout le moins, pour que le commandant prît le risque de revenir sur Terre ! Mais l’avorton ne l’aurait pas cru, de toute façon. Pas après la longue explication que Sir George venait de lui fournir sur l’absolue nécessité de leur présence. Et, même si le bouffon/diablotin accordait foi à ce brutal revirement, Sir George se devait de dire la vérité aux hommes qui étaient sous ses ordres. Ces chevaux n’accroîtraient pas seulement leur efficacité au combat ; ils permettraient à ses hommes d’armes d’y survivre plus certainement.
Rien de tout cela ne parvint à dissiper sa mauvaise conscience : il avait involontairement envoyé à la mort toute la population de quelque manoir éloigné.
« La question, bien entendu, poursuivit le bouffon/diablotin, l’air parfaitement inconscient d’avoir, par ses dernières paroles, plongé Sir George dans la plus grande détresse, c’est le choix du manoir sur lequel nous allons jeter notre dévolu. »
Celle de ses bouches qui lui servait à parler s’activa de nouveau silencieusement, et le dessus de la table se modifia brusquement : son cristal limpide comme du diamant afficha une image détaillée d’exquise façon. L’avorton fit signe à Sir George de se rapprocher et le baron fronça les sourcils. Il y avait quelque chose dans cette image… pas moyen de mettre le doigt dessus, mais il n’avait jamais rien vu qui ressemblât à cela. À moins que… peut-être…
Son froncement de sourcils s’accentua et il inspira une brève bouffée d’air. Pas étonnant que ça lui parût si étrange ! Nul homme n’avait sans doute jamais rêvé de voir la terre de si haut ! Les rapaces eux-mêmes volaient-ils à une altitude aussi vertigineuse ? Avant que la forme de bronze ne surgisse dans ce ciel noir de tempête pour l’arracher à tout ce qu’il connaissait, le baron eût sans doute juré que rien au monde n’était capable d’atteindre une pareille hauteur. Mais il avait désormais appris que les limites du mot « impossible » étaient plus larges qu’il ne l’avait cru.
Son regard émerveillé se déplaçait lentement sur l’incroyable image. Il n’avait jamais rien vu de tel, même sur les cartes les plus admirablement détaillées, mais cette île, là, c’était certainement l’Angleterre. Et là aussi l’Irlande, la mer d’Irlande et la Manche ! Et, ici…
Son émerveillement se dissipa brusquement lorsqu’il se souvint de la raison pour laquelle il contemplait cette étourdissante représentation du monde auquel on les avait enlevés. Quelque part sur cette carte se trouvait un manoir voué à la plus complète destruction… et le bouffon/diablotin allait charger Sir George Wincaster de choisir le site du massacre.
Il fixa nostalgiquement l’île qu’il ne reverrait sans doute plus jamais puis détourna les yeux. Si des hommes devaient mourir, ce ne seraient pas des Anglais. Ni des Gallois… pas même des Écossais ! Non. S’il devait absolument condamner à mort des innocents, au moins les choisirait-il parmi des gens dont l’anéantissement, au moins, affaiblirait les ennemis du monarque qui l’avait fait chevalier.
Il releva les yeux vers l’avorton puis reporta le regard sur la carte et tendit l’index vers les plis, les vallées et les arbres magiquement détaillés de la France.
« Je recommanderais un manoir situé dans cette zone », déclara Sir George Wincastle, troisième baron de Wickworth, à l’étrange petite créature qui était devenue son maître.